# # # # # # # #

La maman de cœur donne leur chance aux Vietnamiens défavorisés

À l’âge de vingt ans, Tim Aline Rebeaud est partie visiter l’Asie. Cette jeune peintre a vu son destin chamboulé à Hô Chi Minh-Ville. Rester vivre au Viêt Nam est apparu comme une évidence. Sa quatrième structure d’aide vient d’ouvrir à Dak Nong.

Le téléphone d’Aline Rebeaud quitte régulièrement son élégant sac à main. La fondatrice et directrice de l’Association Maison Chance répond à ses proches collaborateurs avec une voix douce et ferme, à l’image d’une cheffe d’entreprise qui considère ses 130 employés. Et puis le téléphone sonne encore. Le ton change imperceptiblement: la voix sourit, elle taquine. «C’est Thành, c’est la troisième fois qu’il m’appelle aujourd’hui.»

Si Thành a droit à un traitement spécial, c’est qu’il est son premier «enfant». Les deux se sont rencontrés il y a vingt-cinq ans dans un hôpital psychiatrique de Hô Chi Minh-Ville. Thành, 12 ans, y était laissé pour mort, ignorant jusqu’à son prénom. Aline, artiste peintre de 21 ans, venait chercher un refuge pour un enfant des rues qu’elle avait recueilli, alors qu’elle projetait de rentrer en Suisse. Les détails de l’histoire sont complexes, le fond ne l’est pas. «Lorsque, après un an de voyage à pied, en train ou à cheval, je suis arrivée au Vietnam, je me suis sentie comme chez moi. Et quand j’ai rencontré ces enfants qui n’avaient rien, j’ai su que mon avenir était ici.»

Les yeux joliment bridés, comme par mimétisme, celle que tout le monde appelle Tim (cœur, en vietnamien) a le passeport rouge à étoile jaune depuis cinq ans. «J’ai passé plus de temps ici qu’en Suisse maintenant», dit-elle avec un large sourire, comme pour s’excuser de ne plus être trop attachée à ses racines, même si les récents décès de sa grand-mère et de son père les lui ont douloureusement rappelées. Populaire dans le quartier où se trouvent les trois complexes (foyer, centre de formation, appartements) qu’elle a construits au fil du temps et des financements, dans le nord-ouest de Saigon, elle l’est aussi dans le reste du pays – la télévision nationale VTV prépare un documentaire de 50 minutes sur Hoang Nu Ngoc Tim (son nom vietnamien).

«Famille recomposée»

Cette notoriété, Tim Aline Rebeaud l’a gagnée. Arrivée en 1993 dans un pays communiste à peine ouvert aux étrangers, elle a dû faire admettre la sincérité de son projet qui suscitait méfiance et envie. «La plupart des établissements sociaux d’ici, on met les gens dedans et on ferme. Moi, ce que je voulais, c’est un lieu ouvert qui ressemblerait davantage à une famille recomposée.» Elle aime à dire aujourd’hui qu’elle est «la grand-mère de 83 petits-enfants», glanés au gré des naissances et des adoptions qui se succèdent au sein de la petite communauté soudée. D’enfant biologique, elle n’en a jamais souhaité. «Je crois que la famille traditionnelle n’est pas faite pour moi…» Elle préfère partager des moments rares et privilégiés avec son amoureux.

«Sans Tim, peut-être que je serais encore vivant, mais je vivrais une vie inutile.»

«Ici, on voit tous Tim comme une maman, une grande sœur ou une amie», témoigne Duy, dans un français parfait qu’elle lui a appris. Atteint de polio à ses 6 ans, il a intégré Maison Chance à 14 ans, avec une soif d’apprendre. Aujourd’hui marié, il s’occupe de l’accueil des visites et des bénévoles francophones, habile dans sa chaise roulante. «Sans Tim, peut-être que je serais encore vivant, mais je vivrais une vie inutile.»

La phrase fait écho à l’idée de Tim Aline Rebeaud. «Au début, je n’imaginais pas que je pourrais sauver des vies, je voulais juste redonner la joie de vivre, la dignité à ceux qui n’en avaient plus.» Son projet de Dak Nong fait un pas de plus dans cette noble direction. À 350 kilomètres de Hô Chi Minh, où 450 défavorisés sont aidés, ce 4e centre Maison Chance vient d’ouvrir ses portes pour 250 bénéficiaires. La recette est la même qu’en ville: un toit pour les orphelins, une école pour les déshérités (financée par Laeticia Hallyday!), une formation pour les handicapés. Deux éléments nouveaux s’ajoutent: l’accueil d’enfants handicapés mentaux et le logement de personnes âgées lourdement handicapées, dont la réinsertion s’avère difficile. Et un aspect thérapeutique, par le biais de l’agriculture et de l’élevage.

Le potentiel plutôt que l’impasse

Dak Nong n’a pas été choisi au hasard. «Je voulais un endroit où aucune autre structure n’existait.» La province est une des plus pauvres du Vietnam, et les méfaits de la dioxine, qui pourrit les terres depuis l’épandage massif d’agent orange pendant la guerre, touchent de nombreuses familles issues des 25 minorités qui vivent sur ces hauts plateaux. Tim Aline les connaît bien, cela fait des années qu’elle sillonne ces campagnes. Au contact de ces enfants, déformés de naissance, sachant parfois n’articuler que quelques mots, elle se pose en amie de la famille. Des scènes parfois insoutenables nous tirent les larmes – comme ce père condamné par deux tumeurs proéminentes et douloureuses qui essuie avec une tendresse infinie la bave sur le visage de sa fille adoptive de 18 ans, lourdement handicapée. Tim Aline, elle, ne pleure pas. «Je ne ressens pas de tristesse. Là où vous voyez une impasse, je vois du potentiel.» Une force qu’elle puise aussi dans son enfance de grande sœur d’un frère sourd adoré.

Découvrez les trajectoires étonnantes de 41 Vaudois installés à l’étranger dans notre série d’été Par monde et par Vaud

Pourtant, celle qui s’est construite comme adulte dans ce pays d’adoption a rencontré l’une de ses limites il y a quatre ans. «On me disait que j’allais mourir à cause de la cigarette. En fait, je faisais un burn-out.» Au plus mal pendant plusieurs mois, elle a remonté la pente et appris à vivre plus lentement. Les ridules au coin de ses yeux en amande disent que le rire (un sport national!) l’a beaucoup aidée. Mais la sérénité vient davantage de l’amour qu’elle donne et qu’elle reçoit. La dizaine d’enfants des rues qui logent encore à ses côtés – sa chambre à coucher, sur le même étage, est le seul espace d’intimité qu’elle ferme à clé – la mange des yeux quand elle rentre de ses journées de travail ou de ses voyages en Occident pour lever des fonds. Ils ignorent que de 500 dollars en 1993, le budget de Maison Chance est passé à 700’000 dollars, et grimpera à 1,6 million en 2019. Ceux qui n’étaient rien pour personne ont confiance en «Maman Tim», et en les promesses d’une vie heureuse. (24 heures)

Créé: 17.08.2018, 09h13

www.24heures.ch